Témoignage : Romain Menini, médaille de bronze 2020 du CNRS

Maître de conférences en langue et littérature française à l'Université Gustave Eiffel, attaché au Laboratoire Littératures, Savoirs et Arts (LISAA), Romain Menini a reçu la médaille de bronze 2020 du CNRS pour ses travaux portant sur Rabelais, la réception de l’Antiquité à la Renaissance et la philologie humaniste. Cette distinction récompense le premier travail d’une chercheuse ou d’un chercheur dans son domaine. Entretien avec le lauréat.

Une médaille du CNRS remise à un enseignant-chercheur en littérature, c’est rare.Que va vous apporter cette distinction ?

C’est un grand plaisir, d’autant que je suis cette année l’un des rares universitaires à avoir été distingués par ces médailles qui concernent surtout des chercheuses ou chercheurs (et non des enseignantes-chercheuses et enseignants-chercheurs). L’érudition, l’histoire du livre, la philologie, l’étude des littératures et des langues anciennes ont encore de beaux jours devant eux, peut-être ! Je remercie chaleureusement la section 35 qui m’a choisi. Cela signifie que le CNRS considère que l’on peut faire de la recherche de qualité tout en gardant une activité d’enseignement, en dirigeant un département de Lettres et en s’occupant des étudiants. Et cela signifie aussi que j’ai eu la chance de pouvoir travailler dans de bonnes conditions, ici à l’Université Gustave Eiffel, dans mon équipe de recherche (le LISAA) et avec mes collègues que j’aime beaucoup.

Vous avez étudié le latin et le grec, deux langues devenues rares dans l’enseignement…

J’ai commencé le grec en quatrième ; c’est seulement ensuite que j’ai fait du latin. En seconde, j’étais le seul dans ma classe de grec et j’ai eu la chance que le cours reste ouvert dans mon lycée de Sèvres. J’ai toujours tenu à continuer d’étudier ces deux langues, inséparables. En ce moment, c’est un peu la sinistrose pour les langues anciennes, particulièrement pour le grec qui devient, hélas ! une rareté dans l’enseignement secondaire. Le monde grec m’a toujours fasciné, tout comme la littérature et la philosophie grecque. C’est notamment par ce prisme-là que je lis Rabelais et ses contemporains, et singulièrement les auteurs pour lesquels la tradition grecque est importante. Le monde grec est capital — c’est un truisme, mais il est bon à rappeler — pour comprendre la destinée de l’Occident et le monde dans lequel nous vivons.

Quel type de découvertes a été réalisé sur Rabelais, auteur qui semble pourtant bien connu ?

On pensait connaître cet auteur depuis des centaines d’années, mais Rabelais reste un homme mystérieux. Il y a des trous dans sa bibliographie ; on sait qu’il a beaucoup voyagé, qu’il a utilisé des pseudonymes, qu’il avait des accointances secrètes. On a découvert récemment que vers les années 1530, il avait utilisé un « blason » d’éditeur, représentant, dans une couronne de lierre, un oiseau de profil (certainement un oiseau de bonne fortune), un chevron et deux croix pattées. Ce « blason », orné d’une devise grecque (« à la Bonne Fortune, avec Dieu ») servait à signaler l’intervention éditoriale de Rabelais. Nous avons été trois ou quatre, pendant quelque temps, à partir à la chasse aux livres portant ce blason : plusieurs éditions avaient échappé à tout le monde.

Ce qui signifie que vous ne travaillez pas seul ?

Non, et j’ai plaisir à citer les noms de mes collègues et amis avec lesquels les collaborations n’ont jamais cessé : Mireille Huchon évidemment, Raphaël Cappellen, Claude La Charité, Nicolas Le Cadet, Myriam Marrache-Gouraud, Olivier Pédeflous. Et la revue « L’Année rabelaisienne » (5 numéros parus) est certainement le plus beau résultat de cette entente collective. Quant à moi, j’ai passé plusieurs mois à parcourir les bibliothèques, réelles et virtuelles, à la recherche de notre Rabelais incognito. Cette enquête a porté ses fruits : dans un petit manuel de grec (à la bonne fortune !), la devise du blason de Rabelais éditeur apparaissait, signe de sa responsabilité éditoriale. Nous avons ainsi pu établir une liste plus longue des livres que Maître François avait édités. C’était une lumière nouvelle portée sur une période de sa vie et de ses activités. Ces quinze dernières années, les découvertes d’importance se sont multipliées, sur sa bibliothèque, son activité d’éditeur, son travail de médecin… Le Rabelais que nous connaissons aujourd’hui est un peu moins obscur que celui qu’on croyait connaître il y a vingt ans.

Rabelais est-il un auteur encore abordable pour des étudiants d’aujourd’hui ?

Rabelais est un auteur richissime, mais difficile. Le plus difficile de la littérature française, disait feu Michel Butor. Non pas seulement à cause de sa vieille langue ; il était déjà partiellement obscur à ses contemporains. Mais la langue de Rabelais est surtout une langue artificieuse, riche d’inventions langagières, de néologismes, de tours curieux ; c’est un réservoir de secrets, allusif en diable un peu partout. Une folie érudite. Mais c’est cette illisibilité même, toute relative, qui est une chance pour le lecteur. « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère », écrivait Proust. Lire Rabelais, c’est une expérience littéraire « sans parangon », selon ses mots.

Nous travaillons actuellement à une nouvelle translation de toutes les œuvres de Rabelais en langue de notre époque. Je dirige une équipe dont le travail paraîtra aux éditions Bouquins. La translation est un exercice frustrant, puisque c’est un travail condamné à ne jamais être à la hauteur de la version originale. Mais c’est un travail nécessaire aujourd’hui, en un temps où le lecteur non spécialiste n’est plus apte à lire Pantagruel dans sa langue. Il faut voir la translation comme un outil permettant à l’œuvre de Rabelais de ne pas sombrer dans l’oubli. Le but, c’est évidemment de ramener le lecteur au texte original, à la faveur d’une béquille utile (et ludique).

« Le soin de la langue est une manière de vivre, de voir le monde »

Constatez-vous une baisse du niveau de la langue ?

Avant toute chose, je ne veux pas endosser le costume du laudator temporis acti, du nostalgique du « bon vieux temps » qui déplorerait la décadence actuelle. Cette posture n’avance à rien. Je remarque que mes étudiantes sont tout aussi intelligentes qu’avant. Il y a certes une certaine culture de tradition qui se perd peu à peu, de plus en plus vite peut-être. Mais l’essentiel ne me semble pas là, en tout cas pas directement : ce qui baisse assurément, à des degrés divers, c’est la qualité de l’expression écrite. Au sein de l’université, nous tentons d’y travailler. L’équipe de Lettres voudrait vraiment s’engager pour résoudre un problème qui concerne toutes les formations. Nous essayons de prendre part à la réflexion qui permettrait aux étudiants de toutes les formations d’améliorer leur façon d’écrire. Mais c’est un chantier de société. Cela dépasse l’université. Le soin de la langue, ce n’est pas seulement un impératif social ; le but n’est pas en priorité de se distinguer grâce à la langue. C’est souvent ainsi que nos dirigeants conçoivent le problème, technolangue à l’appui. Le soin de la langue est une manière de vivre, de voir le monde. Plus votre langue sera riche et précise, moins votre vie sera limitée.

Néanmoins, vous avez mis en place des initiatives pour aider les étudiants et étudiantes en Lettres ?

Effectivement. Depuis quatre ans, je suis responsable de la Licence de Lettres. Avec mes collègues, nous avons mis en place le parcours « Oui, si » en L1, avec ParcourSup. Nous avons été la première formation de Lettres en France à proposer aux étudiants à profil plus faible un aménagement pédagogique en L1 : le but est de les aider à écrire, parler, dire et se dire, s’orienter, prendre conscience de leurs faiblesses et surtout de leurs qualités. Pour toutes et tous, en Licence de Lettres, nous avons réinsufflé un peu de latin dès la première année. Il s’agit de corriger le tir, car on ne peut pas dire que le secondaire aille dans le sens des langues anciennes, sauf de façon cosmétique. Il semblerait que le latin s’en tire à peu près au lycée, pour des raisons qu’on pourrait qualifier de sociologiques ; les parents aiment mettre leurs enfants dans des classes scientifiques plutôt que littéraires, mais ils requièrent le latin, vecteur de distinction sociale. Soit ! Est-ce une preuve d’humanisme, au sens Renaissance du terme ? Pas sûr… !